Paris, avril 1868.
Le soleil n'est pas encore levé. Les falotiers sont dans la rue. On les devine à la faible lueur des réverbères à gaz qui s'éteignent lentement. Pas à pas, ils offrent à la nuit agonisante le temps d'un dernier songe. Cette obscurité singulière, presque éphémère, engloutissant la ville peu avant l'aube, étire paisiblement le sommeil des justes et prolonge un peu l'insomnie des âmes tourmentées. Celles que le sort n'a pas épargnées. Elle couvre de son voile fugace les crimes qui ne doivent pas être vus. Elle vient, tel un messager surgissant des régions infernales, annoncer la mort de ceux pour lesquels il fut décidé qu'ils n'auraient pas de lendemain.
Il s'avance vers moi. La lampe à huile qu'il tient fermement de sa main droite me rend ce que les falotiers m'ont retiré sans le savoir : cette lumière à la douceur apaisante. Elle nous rend si vivants et m'arrache encore à cet effroyable néant qui me guette au dehors. Elle éclaire à présent la table où je m'abandonne depuis des heures à tant de souvenirs. Elle guidera ma plume mélancolique sur le papier, afin que le dernier soupir de ma raison y soit rendu : « Osanne, je meurs sans que mon amour pour vous n'ait été vaincu. Adieu. Antoine... »
« C'est l'heure mon garçon ! », annonça le geôlier chargé de me conduire vers le greffier. Il était responsable du registre des écrous. Il posa sur mon bras droit une main ferme et assurée. Je compris par ce geste que le temps du silence devait céder la place à celui de la complainte. Celle que mes gardiens compatissants allaient chanter en se présentant un à un devant moi. Aucun mot prononcé par ces hommes ne saurait pourtant apaiser mes craintes ou me résoudre à accepter la sombre évidence. Seul le regard méprisant de l'ambassadeur d'Autriche, qui fut le premier à entrer dans la cellule, me redonnerait le courage de m'y soumettre. L'énergie qu'il avait consacrée à me détruire n'aurait d'égale que mon endurance face à l'épreuve. Durant cette homélie macabre, sa haine renforcerait ma détermination. Cette force qu'il avait tant espéré voir s'évanouir en moi. Assurément, ce temps qu'il me resterait à vivre ne serait pas celui de sa victoire. Je n'abdiquerai pas du regard devant cet homme. Cheminant avec allégresse sur le sentier me conduisant vers un ultime face à face avec la mort, mes pensées habiteront les siennes. Elles ne le quitteront pas, jusqu'à cet instant où le couperet étincelant d'une guillotine les aura interrompues.
« Antoine de Tartas, veuillez vous lever à présent ! », ordonna froidement le gardien en second. Je ressentis alors une étrange impression. Il me sembla qu'un autre homme venait de s'emparer de lui. Avec diligence, ce gardien avait toujours pris soin de mon bien-être depuis le premier jour où je fus enfermé dans cette sinistre cellule de la prison de la Grande Roquette. Je discernais en lui, toutes les fois où nous parlions, la profonde humanité se dissimulant dans les secrets de son cœur sous l'apparence agreste d'un maton mal rasé à l'uniforme élimé. Afin d'apaiser les sanglots de ceux qu'il retenait captifs, il récitait parfois quelques versets du livre des Psaumes qu'il connaissait par cœur. Il répétait fièrement ces textes. Enfant, il les avait entendus chaque dimanche à la messe. Cet homme n'avait jamais appris à lire ni à écrire. Je m'en rendis compte en le voyant un jour, admiratif, regarder chacune des lettres que j'écrivais sur le papier avec l'encre qu'il me procurait aimablement. Sans doute voulait-il à présent se protéger en s'abritant derrière ce comportement distant et ce regard fuyant. S'affranchir de la responsabilité qu'on lui faisait porter et des liens d'amitié qu'il avait tissés avec des hommes dont il fallait qu'il accompagne les derniers pas. Je ne lui en porte nulle offense. Qu'il doit être cruel pour un homme tel que lui d'accomplir depuis tant d'années un si pénible devoir. Il est sa pénitence.
« Monseigneur Romano a fait le déplacement afin de vous parler. Désirez-vous le recevoir ? », demanda-t-il ensuite. L'ambassadeur qui observait la scène, tapi dans l'ombre, sortit vivement de sa réserve avec une véhémence que le capitaine de la garde ne manqua point d'admonester.
« Un simple prêtre ne suffit-il pas à cet homme, qu'il faille l'honorer ainsi ?! Un prince de l'Église ne devrait en aucune façon être soumis au bon plaisir d'un vulgaire condamné ! », cria l'ambassadeur, empli de morgue.
« Il n'est point ici de votre responsabilité, monseigneur, de décider ce qu'il convient ou non de faire en faveur de cet homme. Votre présence en ces lieux est le fait d'une ordonnance impériale. Pour le reste, laissez-nous accomplir notre devoir sans interférer d'une quelconque manière je vous prie ! », rétorqua le capitaine.
À peine eut-il terminé sa phrase que le collaro écarlate du cardinal Romano émergea des ténèbres qui envahissaient mon cul-de-basse-fosse. Je fus aussitôt frappé d'effroi en observant le visage, impassible, de l'ambassadeur d'Autriche. Ses yeux se remplirent soudainement d'une haine farouche. Il se tut et détourna d'emblée sa face de l'homme qui venait d'entrer. Le cardinal réclama de mes guides qu'ils interrompent un instant la barque du passage des âmes et chacun d'entre eux quitta promptement le cachot. L'ambassadeur fut le dernier à en sortir. Lorsqu'il croisa le cardinal sans même le regarder, je ressentis tout le poids de la contrainte exercée par les forces, presque surnaturelles, qui venaient d'entrer en action. Celles opposant les hommes de bien à l'incarnation du mal. Puis le cardinal s'avança vers moi.
Il me regarda longuement sans qu'un seul mot ne soit échangé. L’intensité de son regard trahissait le trouble s'emparant de son esprit. Un fardeau que sa conscience ne trouvait plus la force de supporter. Sans qu'il n’eût besoin de l'exprimer, je compris à cet instant que remontait en elle un souvenir lointain, douloureux. Ce n'était pas le soulagement de mon âme, ni même l'expiation de mes fautes que cet homme était venu chercher. Il me sembla dès lors que sa présence à mes côtés n'eut d'autre raison que la recherche de sa propre rédemption.
« Mon fils, mon cœur saigne de te savoir ici, étreint par les affres du réprouvé. Mon esprit s'épanche et se lamente chaque nuit devant Notre-Seigneur. Mais je ne puis attendre de lui aucune forme de salut. Il m'est impossible de détourner mon âme de l'affliction qui accable ta mère depuis ce jour où tu as été condamné..., dit-il avec une émotion sincère dans la voix. Pour la seconde fois dans ma vie, il m'est cruellement imposé de vivre pareille souffrance. Ce Dieu que j'ai cru servir fidèlement durant toutes ces années me punit aujourd'hui pour mes fautes...
– Pourquoi dites-vous cela monseigneur ? demandai-je avec étonnement.
– Ne m'appelle pas ainsi mon garçon. Je n'en suis pas digne. Je comprends aujourd'hui la vanité de toutes ces choses. Seul Notre-Seigneur mérite d'être honoré par les hommes. Mon cœur gémit qu'il te faille bientôt comparaître devant Lui, alors que je devrais être à ta place...
– Je ne comprends pas Éminence...
– Il y a bien longtemps, je fus conduit par le hasard au chevet d'un homme, injustement condamné à mourir pour ses idées. Dans mon aveuglement nourri par une folle ambition, j'ai failli à mon devoir. Celui d'honorer le plus sacré des serments auxquels je m'étais pourtant voué. Dans cette obstination à courir vers les œuvres de la chair, j'ai ensuite trahi la confiance qu'un autre homme de valeur m'avait accordée. Lui aussi était sur le point de mourir... Son souvenir vient en ce jour funeste me tourmenter, car je le vois en toi mon fils.
– Pourquoi me dites-vous cela, maintenant ?! gémis-je l'esprit égaré.
– Car vois-tu mon enfant, ... il s'agissait de ton père. »
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