Paris, avril 1868…
Il est tôt. La nuit enveloppe encore la ville qui, doucement, se drape d’un léger voile blanc. Cette humidité, mêlée à la fumée noire qui s’échappe du haut des toits, me rappelle un tableau que ma mère accrochait au mur. Ce même brouillard joliment peint avec, derrière, ces ombres noires qui semblaient vouloir s’échapper. « Les journaliers » disait-elle !
Ces hommes et ces femmes qui gagnaient leur salaire à la journée en travaillant dans les champs dès les premières lueurs de l’aube. C’est étrange comme certaines choses nous reviennent parfois. Elles semblent toujours vouloir nous ramener vers des temps révolus que l’on aimerait retrouver.
J’entends des pas qui s’approchent. Peu importe. Je continue de serrer ma plume, péniblement, avec cette main droite qui me fait si mal. Je cherche mes mots. Il me reste tant de choses à dire, et si peu de lignes pour les écrire… En aurai-je seulement le temps ?
La porte s’ouvre et voilà qu’apparaît la silhouette d’un homme que je redoutais d’apercevoir. La lampe à huile qui, la première, franchit le seuil, révéla pleinement l’identité de cette sinistre apparition. Lugubre, froide, avec cette assurance de celui qui pense regarder de plus haut. Et puis cette odeur, infecte, que diffuse l’huile de baleine en brûlant me rappelle, tel Jonas prisonnier du cachalot, qu’il est pénible de vouloir échapper à son passé. Et qu’il est amer de supplier sans être entendu. Et pourtant je suis calme.
Je m’abandonne au souvenir de ce dimanche matin où je vis Osanne pour la première fois. Elle portait cette robe rouge à fleurs. Son haut de soie blanche, ample, abritait un parement de dentelles finement brodées sur lequel se croisaient les deux revers du tablier noir. L’écharpe de dentelle marron orangé complétait la chemise d’un agrément des plus raffinés. La coiffe de feutre noir, longue et ciselée, offrait à cet ensemble la plus jolie des couronnes…
« Mondariso ! »
La voix sombre de cet homme qui venait d’entrer suffit à me ramener à la réalité. « Mondariso », tel était le sobriquet dont il m’avait affublé. Il traduisait le mépris qu’il avait pour les gens de ma condition. De celle, pourtant, que ma mère affichait avec fierté.
Elle venait de la région de Vénétie en Italie. Elle en était partie pour mêler son destin à celui des autres jeunes femmes, venues de partout vers cette région du Piémont, où les rizières leur permettaient, sinon de gagner leur indépendance, au moins de gagner leur pain. Et ce pain, ma mère le gagnait à la sueur de son front. À 15 ans, elle avait quitté son village natal pour emprunter un chemin qui la conduirait vers la petite ville de Verceil. Son père était mort alors qu’elle n’avait que 2 ans. Elle ne conservait de lui que la marque qu’il avait inscrite sur le cuir de la valise qu’elle emmenait avec elle. ‘PP’. Padre Pietro.
Cette valise était robuste. Autant que les mains de son père. Il parlait peu mais ses mains parlaient pour lui. Il était ouvrier tanneur puis devint expert dans le travail du maroquin. C’est avec cette peau résistante, agréable au toucher, qu’il avait confectionné cette valise aux coutures raffinées. Cet homme était riche de son talent et fier de l'amour intact de sa femme qu'il avait su préserver durant toutes ces années de dur labeur. Il perdit la vie à Novare en avril 1821, lors des mouvements libéraux qui secouaient déjà le pays.
Sa femme avait grandi dans les plaines agricoles de Vénétie qu’elle n’avait jamais quittées. Elle travaillait la terre aussi bien que le tissu. L’agilité de ses mains servait la cause commune. Pour un demi soldo, elle rendait service aux ouvriers agricoles en réparant les vêtements qu’ils lui apportaient. Ce n’était pas la richesse bien sûr, mais cet appoint lui permettait parfois de s’offrir ce petit pain fantaisie, long, à bouts ronds, orné de marques tracées au clou. Elle mourut de la pellagre à l’âge de 37 ans, alors que sa fille, Caterina, allait avoir 15 ans. L’absence de foyer fit partir cette enfant à la recherche d’un nouvel horizon. Elle s’éloignait avec pour tout héritage sa valise, une force morale hors du commun, et l’espoir de trouver un jour le même amour que celui qui avait uni ses parents.
©Mondariso, tous droits réservés (Mld'A).